L'art ne vient pas se
coucher dans les lits qu'on a faits pour lui. Il se sauve aussitôt qu'on prononce son nom : ce qu'il aime c'est l'incognito.
Jean Dubuffet, cité par Frédéric Allamel dans Gazogène n° 19
Il est des mots tabous qu’on n’ose manipuler de peur qu’ils nous glissent entre les doigts ou nous explosent au visage. Artiste, œuvre, talent, font partie de ce vocabulaire interdit.
Qui est artiste ? Je dis que nous nous donnons un titre que personne ne nous donne. […]
Qui peut savoir quand un artiste fera une percée, qui peut savoir si quelqu'un est un grand artiste?
Il existe peut-être des gens que nous ne connaissons pas, qui travaillent discrètement quelque part et qui, dans leur subconscient, ne veulent pas vraiment avoir la responsabilité d'une vie
publique.
Louise Nevelson, Aubes et Crépuscules, conversations avec Diana Mac Kown, traduit de l’américain par Camille Hercot, Éditions Des femmes, 1983, pages
25 & 125.
Qu’est-ce qu’un artiste ? Un statut, un état d’esprit, une reconnaissance par ses pairs ? Personne au juste ne le sait. Ce terme suscite une palette de réactions qui vont de la déférence obséquieuse au sarcasme méprisant. S’auto-désigner artiste est un rien prétentieux et laisse croire (auto-persuasion ?) au talent, ou pire, au don. Et pourtant, il y a des artistes sans aucun talent et d’ingénieux artisans ! Qui peut décider que tel artiste a du génie, que tel autre est talentueux, que celui-ci est prometteur et celui-là sans intérêt ?
Le concept d’artiste n’a émergé que tardivement dans l’histoire de l’expression culturelle : c’est le paraphe qui signale l’artiste. Se prétendre artisan et signer son travail est alors une hypocrisie... qui permet de s'accomoder avec son ego. Nous débordons tous de contradictions : nous les ignorons souvent, nous les admettons parfois, nous les revendiquons rarement. Ainsi, peut-on accepter d’exposer sans se prendre (un peu) pour un artiste ? Sinon, à quel titre le faisons-nous ? Exposer, c’est aussi s’exposer, mettre à nu certains traits de sa personnalité, ses contradictions.
Moins ils ont de talent, plus ils ont d'orgueil, de vanité, d'arrogance.
Tous ces fous trouvent cependant d'autres fous qui les applaudissent.
Érasme, Éloge de la folie, 1509. Traduction de Jean-Charles Thibault de Laveaux en 1782, Éditions Mille et une nuits n° 136, 2006, page 92.
Anartiste, ça me va bien. Le privatif permet d’évacuer – avec une certaine hypocrisie teintée de lâcheté – l’usage du mot “artiste”, tellement
polymorphe. Et puis, dans cette expression, il y a anar, terme que celui qui se prétend libertaire ne saurait renier. On y trouve enfin un vague cousinage avec Marcel Duchamp, ce qui
n’est pas pour me déplaire ; mais le dire c’est déjà de l’arrogance.
Marcel Duchamp (dessin de Jean-Olivier
Hucleux)
Qu’est-ce que je fabrique : des tableaux, des sculptures, des reliefs, des assemblages, des objets ? En fait, je ne sais pas nommer ce que je réalise. Kurt Schwitter se définissait comme un peintre clouant des tableaux ; faute de mieux, je parle d’assemblages, de boîtes ou d’objets-mémoire.
J'assemble également des sons, des mots...
La collecte de matériaux est le résultat d’une rencontre et d’un état d’esprit. Parfois la réalisation s’impose d’elle-même au moment de la récolte. Souvent les éléments sont prélevés, conservés, stockés, oubliés : je sais que j’en ferai quelque chose ; mais je ne sais pas quoi, ni quand. Et puis, lors d’un assemblage, tel ou tel élément prend place, naturellement : c’est là qu’il doit être, c’est évident.
J’aime bien travailler avec des matériaux qui ne valent rien, des matériaux pauvres comme le carton ondulé, le kraft, le papier journal, la ferraille rouillée… Je prends plaisir à redonner vie aux rebuts, à valoriser ce qui a été jeté, c’est-à-dire ce qui a été jugé inutile, sans avenir, sans valeur. Donc, intrinsèquement, ce que je fais ne coûte rien. Mais qu’est-ce que ça vaut ?
Une chose ne vaut que par l’importance qu’on lui
donne.
André Gide, Journal, 15 mai 1892
Dans un premier temps,
j’avais envisagé de mettre un prix unique (et exorbitant) pour chaque assemblage. En leur donnant une valeur excessive, je me préservais de toute vente. En fixant le même prix pour chaque
réalisation, je refusais de hiérarchiser mes travaux : une production de petite taille doit-elle être moins chère qu’une autre de grande dimension ?
La deuxième idée était que le prix serait tiré au sort au moment de la vente : 10 €, 100 € ou 1000 €. Méthode tout aussi dissuasive car qui prendrait le risque de payer 1000 euros ce qu’il aurait souhaité obtenir à 10 euros ?
Finalement, j’ai opté pour le troc : donnant – donnant. Vous souhaitez acquérir un assemblage : à vous d’en déterminer sa valeur (nécessairement subjective) et de proposer un échange. Je suis ouvert à toutes propositions : étonnez-moi !
Créer est un acte égoïste, un acte nécessaire.
Une œuvre d’art est bonne si elle provient de la nécessité.
Rainer Maria Rilke, Lettre à une jeune poète, Livre de poche n° 6904, 1989, page
38
Qu’est-ce qui nous pousse à passer du temps à réaliser quelque chose dont on sait dès le départ que ça ne sert à rien, que ça ne présente aucune utilité ? Mais n’est-ce pas ce qu’il y a de plus motivant dans la vie : consacrer du temps à faire ce que l’on a envie de faire : du sport, de la musique, de la politique... C’est cela le sel de la vie.
Détourner des objets de leur fonction originelle sous le seul prétexte de créer du rêve est sans doute une démarche utopique et dérisoire, mais c’est aussi une pratique poétique.
L’art, c’est inutile, c’est gratuit… c’est donc nécessaire et indispensable.
Il n’y a d’indispensable que les choses
inutiles.
Francis
Picabia, Littérature n° 7, décembre 1922 ; cité dans Dada, Éditions du Centre Pompidou, 2005
J’ai un faible pour tous ceux qui font de l’art sans le savoir, ceux que, d’une façon très cohérente au
fond, les critiques d’art cultivés regardent de haut, les ignorant la plupart du temps, et, lorsqu’ils acceptent de leur consacrer un strapontin dans le grand cirque culturel spectaculaire, les
considérant avec cette espèce de condescendance et de paternalisme, nécessaire à la constitution de leur bonne conscience.
Bruno Montpied, Tour de France de quelques bricoles poétiques en plein air, Gazogène n° 6